Comment vous raconter le fait, Monsieur le
Docteur…Pourrai-je seulement commencer ? Je ne me souviens plus de rien, -
si ce n’est de la prenante et meurtrière lourdeur de « ces Mains »
sur mes épaules.
J’étais si jeune et insouciant, vraiment, à
l’époque !
Je vous dis, oui : j’étais jeune,
j’étais gai, avec une âpre envie de me laisser aller à la vie… Je ne pesais pas
lourd sur la terre. Je prenais si peu de place, je me contentais de si peu, que
je ne comprends pas pourquoi j’ai été si ardemment poursuivi du malheur…Mais,
après tout, n’est-ce pas, vous ne me demandez pas l’histoire de mes belles
années qui vous importent peu, et ce sont les mauvaises qui vous intéressent.
Je vous dis, je ne me rappelle pas le
commencement… Comment me le rappellerais-je d’ailleurs ? puisque la Chose
me semble avoir toujours existé et se reculer infiniment. Enfin, dès ma toute
première enfance j’ai eu cette sensation, cette vague et inquiétante sensation
de quelque subite « lourdeur » sur mes épaules. Je vous ai dit,
j’étais gai et insouciant, mais quand cela me prenait, d’un coup, sans
m’avertir, je me courbais sous le poids, et un long, un long frisson parcourait
tout mon être ! Et puis je secouais les épaules, comme pour m’en
décharger, et je ne m’en occupais pas davantage… Quelquefois mes camarades me
demandaient :
Tiens ! pourquoi as-tu pâli,
Jacques ?
-
Ce n’est rien, c’est un frisson…
J’avais d’ailleurs excellent appétit, et, à part ma maigreur qui
s’accentua pendant l’adolescence, je ne donnais d’inquiétude à mes
parents :
-
Ce n’est rien, disait aussi mon
père. Il est maigre, c’est l’âge, ça passera !
Or, n’est-ce pas, Monsieur le Docteur, ni les frissons, ni la maigreur
ne passaient. Je menais pourtant une vie sage, mais à l’heure de mes plus
grandes joies, comme sous le coup de n’importe quelle émotion ou lassitude,
cette « lourdeur » s’abattait sur moi, et je sentais de plus en plus
intense le frisson, le long frisson, qui me tordait presque l’échine !...
J’avais honte d’en parler, vous pensez, et personne autour de moi ne s’en
doutait. Je travaillais dans les Machines. Voilà qu’un jour ma main trembla et
un peu plus, c’était un accident. Je m’étais senti pâlir, tout étourdi…Les
camarades s’étaient empressés autour de moi :
-
Qu’est-ce que tu as, tu es tout
froid ?
-
Rien, dis-je négligemment, c’est
la lourdeur…
-
Quelle lourdeur ?
Je m’emportai, le sang me montait à la tête.
J’insultai les camarades ! J’entendis qu’on disait :
-
Ce n’est rien, il a dû se soûler
hier soir !...
C’était si simple pourtant d’expliquer ma
peine, de dire mon mal…Mes dents étaient serrées d’angoisse. Depuis lors,
souvent, je pensais :
-
Sûr, c’est une maladie qui me
vient.
Et une vague peur, une indicible inquiétude me prenait tout entier.
-
Sûr, je me disais aussi, si c’est
une maladie, ce n’est pas grave. Je n’ai pas à avoir peur d’une maladie…Alors,
qu’était-ce ?... Je sentais plutôt que c’était ainsi qu’un heurt, et aussi
le serrement de doigts longs et osseux sur mes épaules. C’était, c’était cela,
des « Mains » abattues sur moi ! A qui étaient-elles ces
mains ?
-
Ah ! je vous dis, Monsieur le
Docteur, j’ai pensé à tout cela, à tout cela, avant de « la »
connaître, « Elle ». Vous ne me croirez pas, j’en suis sûr,
d’ailleurs il est si impossible de vous expliquer le cas en son exacte vérité.
C’est quelque chose de vague, d’indécis, de nuageux… Et tout ce que je vous ai
dit ce n’est pas encore vrai, et si je recommençais je vous le raconterais
autrement, certainement…
Mais avant d’arriver à « Elle », il
est nécessaire que vous sachiez aussi ce qui m’arriva un soir, une aventure, je
vous dis, qui, en quelque sorte, m’a pénétré d’émoi et de crainte, - la crainte
de devoir rester pour toujours à l’écart des hommes, puisque j’avais en moi le
germe de quelque mal inconnu et incompréhensible…
C’était par un soir d’été, je prenais quelque
rafraîchissement à la terrasse d’un café,- quand une femme grande et insolente,
tout ensoleillée de ses cheveux fauves et en rayons autour de son visage, la
bouche et les yeux travaillés de fards, vint à moi. De son visage, détruit par
les veilles et l’excès de maquillages, j’ai distingué tout de suite les yeux
troubles et tristes comme une eau dormante et verdâtre, une eau marécageuse,
angoissante et vénéneuse. Je la pris avec moi… J’étais étendu dans sa chambre
sur une sorte de divan, et je songeais à des choses lointaines et perdues,
lorsque soudain je me suis effondré sous la « lourdeur »… Un glacial
frisson me parcourait et les muscles de ma face se contractaient
hideusement…Longtemps je suis resté ainsi, à moitié inanimé. Je sentais la
sueur se refroidir dans mes cheveux, et sur mes épaules je portais toujours la
« lourdeur », cette charge
invisible et incompréhensible…
La femme me regardait
avec des yeux troubles, et souriait de temps en temps :
-
Ecoute ! Je lui ai dit, tu es
femme, tu dois me comprendre. Voici longtemps que je souffre, que je souffre
horriblement…
-
Où ça ? qu’elle me dit.
-
Sur les épaules, je lui réponds.
Et puis, voilà, ce n’est pas un mal ordinaire, c’est une «lourdeur »…
Ses yeux, ses abominables yeux troubles et
vénéneux devinrent plus verdâtres, le rouge de ses lèvres craqua en son rire
cruel et méprisant :
-
Ce n’est rien, mon petit, c’est
l’émotion !
Et de ses mains frêles elle me caressait les
cheveux. Ses caresses m’étaient devenues odieuses et je voulais l’éloigner de
moi, et je me suis cramponné à elle, lâchement.
-
Ecoute, je t’en prie !...
C’est comme un vautour sur mon dos. Je te dis, c’est comme un vautour qui de
très loin vient subitement s’abattre sur mes épaules… De jour en jour,
« cela » devient plus grand et plus lourd…Sûr que c’est le même vautour,
noir et tragique, qui en quelque sorte me pénètre du frissonnement infini de
ses lointains carnages ! Et j’en suis tout chancelant, et je ne pourrai
plus le porter sur mes épaules ! Je ne puis pas…
Elle, elle riait de plus belle et, désespéré et furieux, je lui criais
dans la figure :
-
C’est le vautour ! Je vous
dis que c’est un vautour…
Elle murmurait, pour toute réponse :
-
Il est fou, c’est l’émotion qui
l’a rendu fou… Je connais ça…
Je suis parti de chez elle, tout malade et
diminué. Pendant longtemps l’appétit me manqua et je sentais des douleurs
tenaces et aigues sous mon front. J’avais vaguement la perception que cette
idée de vautour était ridicule, mais intérieurement elle occupait toute ma pensée
et s’imposait. Des martellements continus dans la tête m’empêchèrent de
travailler et aussi mon être s’épandit en des vertiges. Le médecin me conseilla
la campagne. Avec ma mère nous nous sommes rendus chez une cousine qui habitait
à la mer.
Je me suis remis assez vite et impatiemment
le désir du retour me hanta…Je m’attendais bien à quelque chose de funeste,
sentant que je m’étais éloigné de ma triste destinée, et cependant avec hâte
nous retournâmes à Paris. J’avais la fièvre et une perception indéfinie du
Malheur.
Le soir même, je L’ai connue,
« Elle », l’être de ma destruction, dont j’étais en quête depuis mon
enfance et que je savais pourtant près de moi…Comme un aveugle qui ressent une
présence et qui ne la trouve qu’en tâtonnant, à travers toute mon existence
déchirée d’angoisse et de douleur, en aveugle je « la » cherchais. Je
« la » cherchais parce quelle personnifiait toute l’horreur de ma
destinée, parce que toujours elle a été ma compagne, avec son souffle froid sur
ma nuque, et surtout, et surtout la « lourdeur », la meurtrière et
inexorable lourdeur de ses Mains sur mes épaules !
Voilà, Monsieur le Docteur, ce soir j’ai vu
ces Mains longues et lourdes aux doigts maigres et légèrement courbes…
C’étaient des mains qui voulaient prendre, qui voulaient tordre. C’étaient des
mains tragiques, à peine marbrées de veines bleuâtres dont la trace s’effaçait
en la blancheur cruelle de la peau. La vue seule de ces Mains me fit leur
esclave, et, ma volonté à jamais morte, je demeurai sous leur attirance et leur
vouloir…
Vous vous imaginez peut-être que j’ai
cependant tenté la fuite ?
Eh bien, non. Je suis resté là, que dis-je,
j’ai suivi ces Mains de mon angoisse et dans le trouble profond de tout mon
être je me suis offert à elles : et ces Mains se posèrent peu à peu sur
moi, sur ma tête et surtout sur mes épaules, et alors, sous leur lourdeur
tangible je me sentais diminuer comme si je fondais de tout mon être, débile et
sans défense.
Et la Femme qui avait ces mains, ces mains
qui n’avaient rien d’humain et, en leur blancheur impeccable, portaient la
fatalité intense du mal et de la possession, ces mains qui voulaient tout, qui
assujettissaient tout, telles que leur vue seule ordonnait ! cette Femme,
je l’ai emmenée et l’ai installée chez moi, comme l’épouvante qu’elle m’inspire
l’était déjà, depuis toujours, dans mon âme !... Et de jour en jour elle
s’est appesantie en mon être comme ses mains pesaient sur mes épaules, et de
jour en jour, sans repos, et continuellement, ma volonté malade agonisait et
distinctement ma vie morale et physique s’effaçait de la vie des hommes…
Désormais mes genoux sans force pliaient, et
mes épaules étaient comme engourdies sous la « lourdeur » croissante.
Seule, je sentais ma tête ainsi qu’une boule de feu dominant mon corps éperdu
de fièvres ininterrompues, dont les éclairs parfois m’aveuglaient ! Ainsi
en moi et hors moi, je ne voyais plus que « ces Mains » qui
devenaient gigantesques, qui me couvraient l’horizon infranchissable, qui
m’emprisonnaient en leur obsession exclusive et pesante…Je pensais, des
fois :
-
C’est la mort. Je suis mort depuis
un temps, c’est le tombeau…
Ces mains étaient le tombeau, c’était sûr, et
un long temps – qui sembla durée– je me suis endormi en elles.
Je ne pourrais vous raconter ce qui s’est
passé depuis: est-ce qu’un mort pourrait évoquer l’histoire pénible et
répugnante de son être au tombeau, même s’il avait la perception du dénouement
de toutes ses chairs et de ses fibres… Ah !voilà ! J’ai perdu la
suite, mais mon histoire est sans doute finie, puisque, je vous dis, je n’ai
rien ressenti. Seule m’est restée l’idée d’une « lourdeur » indéfinie
et insoutenable, jusqu’au jour que je me suis retrouvé parmi vous, objet de vos
curiosités et des rancunes des gardiens, parce qu’ils me disent tous que je leur
ai donné beaucoup de mal… Pourquoi ?
Et maintenant que cette lourdeur s’en est
allée, que ces mains m’ont lâché, je me sens chétif et incapable de vie :
un être privé de toute énergie et de tout espoir.
Que pourrai-je désormais parmi des hommes qui
me méconnaîtront, auxquels à jamais je serai étranger sur la terre. A quoi bon
tout cela, la vie ? Et c’est pourquoi, Monsieur le Docteur, je veux rester
ici, - pour toujours à l’abri des hommes ; dont l’idée seule me fait pâlir
de terreur…
(Zabel Essayan, Les Mains, Écrits pour l'Art, Vol. 8, 1905, Paris)
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